Tout le monde en parle
Jeunes diplômés : ceux qui désertent (et ceux qui restent)
Impossible d’être passé à côté du buzz des huit étudiants de l’école AgroParisTech, qui inspire et alimente depuis quantité (trop ?) de posts enflammés sur Linkedin. Ceux que la presse a surnommés les déserteurs ont prononcé fin avril un discours – happening appelant leurs camarades à renoncer à leur future carrière dans l’industrie agro-alimentaire, dans l’énergie ou dans la construction, afin de ne pas se rendre complices de la crise écologique. « Ces jobs sont destructeurs, exprime l’un des “déserteurs” à la tribune, et les choisir, c’est nuire en servant les intérêts de quelques-uns ». |
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Libération, samedi 2 juillet 2022. |
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La révolte des ingénieurs
On pensait l’ingénieur maître du destin de la société industrielle. On le découvre en « rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation », pour reprendre les mots de Clément Choisne, précurseur, dans un discours prononcé en 2018 à l’école Centrale de Nantes, de cette vague de happenings révoltés. Quelques années et un Covid plus tard, nous sommes entrés dans la saison du pic de révolte ; fin juin, c’est la cérémonie de Polytechnique qui a été émaillée de discours critiques et radicaux : « personnellement, je ne souhaite pas être un pion utile du système », a lancé un étudiant fraîchement diplômé devant ses camarades de promo et la direction de l’école. Même ambiance, mêmes discours et mêmes reprises médiatiques lors des cérémonies de Sciences Po et d’HEC. La colère s’étend aux futures élites de l’Etat : les élèves de l’ENA ont fait grève en juin dernier pour dénoncer « le mal-être croissant » des hauts fonctionnaires.
« Les jeunes ingénieurs ne veulent plus être les rouages d’une économie qui détruit la planète »
Le sarcasme est tentant face à ces prises de position parfois jugées naïves. Pourtant on aurait tort de réduire la fronde des élites éducatives à une initiative isolée de quelques zadistes, néo-boulangers ou guérisseurs en médecine alternative issus de milieux privilégiés. La prise de conscience écologiste est le carburant premier de ces appels à la rupture – mais, derrière elle, on ne peut passer sous silence le déclassement d’anciens bons élèves qui découvrent que le monde du travail n’a pas beaucoup de place à leur accorder. Pour le dire autrement ; les déserteurs renoncent-ils à des carrières aussi dorées qu’ils se les représentent dans leurs discours rupturistes ?
Que feront les diplômés-pas-vraiment-révoltés ?
En même temps, comment ne pas voir ce que les médias ne racontent pas, ou peu : cette majorité silencieuse des pas-trop-révoltés qui continueront de bosser dans la finance, le conseil et les grands groupes. Le chercheur en gestion Tristan Dupas-Amory remet l’église frondeuse au milieu d’un village plus suiviste, parlant de « grande rétention » en clin d’œil au phénomène de « grande démission ». La radicalité est « romanesque », pointe la sociologue Monique Dagnaud, et « la dissidence des jeunes élites fascine »… mais « cela reste une microminorité », renchérit dans Libé Jean-Philippe Decka, lui-même ancien diplômé d’HEC, qui publiera en septembre un livre nourri de témoignages de jeunes diplômés en rupture, Le courage de renoncer.
Gageons que ce mouvement social d’en haut continuera d’alimenter à la rentrée les discussions à la machine à café, de nourrir les conversations en ligne et d’inspirer d’autres vagues de déserteurs. Combien le système pourra-t-il en absorber avant de devoir radicalement se transformer ? |
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La micro-interview
La consommation responsable est une nouvelle culture légitime
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Chercheuse associée à l’Université de Lausanne, l’anthropologue Fanny Parise s’intéresse à nos modes de consommation contemporains. Elle étudie en particulier une tribu d’influenceurs du quotidien, porteurs d’un nouveau discours qui promeut une consommation éco-responsable. Des « enfants gâtés » que vous allez adorer détester, prévient la quatrième de couv’ de son ouvrage éponyme.
Vous écrivez qu’une nouvelle élite culturelle troque les attributs matérialistes de la réussite sociale pour promouvoir la consommation responsable… Vous les baptisez les « nouveaux sauvages » ? Qui sont-ils ?
Les nouveaux sauvages sont des leaders d’opinion. Il s’agit d’une élite médiatico-créative qui va donner le ton, via des prises de position dans les médias, dans les stratégies d’innovation, dans les agences de pub et va diffuser en masse les valeurs de la socio-éco-responsabilité. Leur but est de conserver leur place dans l’échiquier social, en instaurant une nouvelle culture légitime, celle de la consommation responsable ou éthique. Les nouveaux sauvages présentent, par exemple, le capitalisme responsable comme la solution à tous les maux de notre époque, en rendant acceptable une nouvelle injonction consumériste : l’hyperconsommation éco-responsable.
Ces élites séduisent une partie plus large de la population, les « enfants gâtés ». Ces derniers ont envie de se dire que la transition socio-environnementale est possible et qu’elle passe par la consommation. Ils souhaitent donc une transition en misant sur un effort maîtrisé qui va être le fait de changer certaines pratiques quotidiennes. Cela va notamment leur permettre de se dédouaner : si on arrête de manger de la viande, on peut continuer à prendre l’avion ou à acheter sa garde-robe sur Shein.
« Lorsqu’on consomme mieux, on a tendance à consommer plus »
Vous consacrez de nombreuses descriptions aux tribus contemporaines : hipster, bobo, boubour, normcore… des groupes sociaux qui se définissent avant tout par leurs styles de vie
Ces tribus contemporaines ont une fonction sociale, celle de caractériser le changement. Elles permettent de mettre des mots sur un ensemble de phénomènes sociaux avec lesquels la population doit composer, notamment les nouvelles normes de comportement liées à la socio-éco-responsabilité. Derrière les termes « bobo », « hipster », se dessine une élite culturelle qui diffuse de manière descendante au reste de la population les préceptes de la consommation éco-responsable, à travers des bulles culturelles bien distinctes. On parle d’ethnicisation du culturel pour décrire ce processus qui va instaurer un racisme culturel dans la société : c’est-à-dire que ceux qui ne peuvent ou n’adhèrent pas aux dogmes de la consommation éco-responsable vont être pointés du doigt par le collectif.
À vous lire, la consommation alternative est la nouvelle forme de capitalisme. Ne faut-il pas pour autant préférer cette alternative à l’ancienne consommation sans conscience ?
Bien évidemment que toutes les initiatives qui visent à consommer moins doivent être valorisées, mais elles doivent être appréhendées dans une perspective systémique : si un objet me renvoie des signes d’éco-responsabilité car il est éco-conçu ou issu d’une filière responsable, cela ne veut pas dire pour autant que son empreinte carbone globale est plus faible que le même objet – jugé non-responsable par la société. De même, il est important de rester vigilant vis-à-vis de la consommation éco-responsable, car lorsque l’on consomme mieux, on a tendance à consommer plus : lorsque l’on a une voiture électrique, on s’en sert plus, sans forcément penser au fait que sa batterie ne sera pas recyclable lorsque l’on va devoir s’en séparer.
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Archéologie du quotidien
Quand les Parisiens s’installent à la campagne
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Depuis une décennie, la grande banlieue et la périphérie francilienne, renommées territoires du Grand Paris, trouvent grâce aux yeux d’une population d’influenceurs culturels qui, une génération plus tôt, les auraient probablement boudées. Marion Kremp et Michael Prigent, jeunes quadras respectivement journaliste au Parisien et directeur artistique, s’apparentent à ce nouveau spécimen d’individus apparu pendant le Covid-19, qu’ils baptisent les « Paruraux » : moitié parisiens, moitié ruraux. Une population émergente de bi-résidentiels qui, à la faveur des confinements et de l’institutionnalisation du télétravail, ont entamé une migration résidentielle d’un genre nouveau. Ni néo-ruraux, car ils conservent une accroche parisienne, ni pendulaires, car ils ne s’y rendent que ponctuellement, ni résidents secondaires, bien que leur vie quotidienne ressemble à des vacances.
Ils s’emballent pour un vide-grenier de village et fréquentent désormais le routier de bord de Nationale autant, sinon plus, que le restaurant de cuisine créative. Leurs sites d’annonces immobilières fétiches ont pour nom Espaces Atypiques ou Demeures de campagne. On pourrait les dire enfants gâtés de ne pas vouloir choisir. Sauf que cette vie à cheval entre leur « longère à une heure et demie de Paris » et leur « riquiqui studio dans un arrondissement gentrifié » est peut-être le lot de compensation d’une génération qui ne connaîtra pas le rêve haussmannien. Un art de vivre certes minoritaire mais très scruté par les médias depuis la vague d’exode urbain, qui prouve que d’autres configurations territoriales s’inventent dans la France post-covid. |
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Le book club des idées
Petite géographie littéraire de l’effondrement
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On ne part pas en vacances à l’ère anthropocène comme on le faisait pour les premiers congés payés. Voici quelques romans qui résonnent avec les thèmes qui nous sont chers.
Romans à la mer
La crise climatique est passée par là et avec elle l’effondrement, notion si présente dans la littérature qu’elle en deviendrait presque un nouveau courant littéraire, la collapsologie maritime.
Urbex mélancolique et pleine de sens, le livre de Sophie Poirier, Le signal, nous conte la cérémonie des adieux d’une femme envers un bâtiment promis à la submersion, symbole à Soulac-sur-Mer d’un rêve immobilier rattrapé par la nature et ses dérèglements.
Dans le très beau roman d’Hubert Haddad, La sirène d’Isé, la falaise qui lentement s’effondre est prétexte à une évocation toute poétique de ce qui guide les êtres en nos temps de grande solitude, la nature et ses mystères, la raison et ses failles, l’amour et ses métamorphoses.
Jean-Paul Delfino (Isla Negra) évoque le combat du vieux Jonas confronté à un improbable duo d’huissiers, l’enjeu étant de préserver un manoir tenant à peine debout sur des dunes que gagne la mer. Une savoureuse rébellion écologique rehaussée d’une belle galerie de portraits et de moult références littéraires.
La mer est bien plus haute encore dans le polar de Bertil Scali et Raphaël de Andreis, Mer. Nous sommes en 2100 et Bordeaux est devenue une cité lacustre ; des millions de réfugiés climatiques (« les migrateurs ») se massent dans des zones de non droit à la périphérie des villes, et pour la capitale d’Aquitaine cela se traduit par quelques disparitions et beaucoup de rebondissements. |
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Romans d’altitude
N’imaginez pas vous réfugier à la montagne. Les pentes, fussent-elles de moins en moins enneigées, inspirent les auteurs désireux de nous faire réfléchir autant que trembler.
Eliott de Gastines, avec Les confins, s’est installé dans une station de ski fantôme pour tisser une intrigue toute de tension, dans laquelle la sauvagerie des hommes n’a rien à envier à celle de la nature. Situé en 1984, ce huis clos alpin anticipe d’un bon demi-siècle la question à présent lancinante de ce que l’homme a fait à la montagne, et partant à lui-même.
Quentin Girard (Les loups s’en vont à la nuit tombée) tisse son récit au travers d’un personnage de jeune conseiller ministériel en pleine déconnexion. Confronté à la menace que font peser les loups sur un village de la Roya, des loups jamais visibles puisque métaphore de nos inquiétudes contemporaines, le personnage nous permet de saisir sur le vif beaucoup des tensions de nos sociétés anxieuses : réflexes anti-élite, rapport angoissé au vivant, exacerbations et exagérations en tout genre, rumeurs et fake… Un crash test en altitude de ce que nos démocraties ont à subir en ces temps pandémiques, particulièrement sur le sujet des libertés. |
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La petite curation
🏠 La chute de la maison Phénix
Leur nom avait fini par se confondre avec le rêve pavillonnaire entre l’après-guerre et la fin du XXe siècle. Plus récemment, elles étaient devenues le marqueur, sinon le stigmate d’une modernité désuète et d’un mode de vie standardisé et carboné. Les célèbres Maisons Phenix et leur constructeur, Geoxia, ont été placés en liquidation judiciaire en juin. Les Echos consacrent un podcast à cette entreprise dont l’histoire épouse celle des modes de vie français.
♨️ Trente barbecues faits maison
Saison estivale oblige, parlons barbecue. Artiste et photographe, Antoine Séguin publie un petit livre original, collection de trente dessins de barbecues faits maison découverts chez des amis, dans la rue, au camping, sur un chantier… Des croquis qui s’inspirent des notices de montage de meubles en kit. À quand le tome 2 consacré aux planchas ?
🗞️ Un fanzine plus chaud que le climat
Parce que trop souvent, écologie rime avec ennui, le duo derrière les médias indépendants Tech Trash et Climax lance un fanzine « plus chaud que le climat », qui promet de raconter la révolution climatique avec franc-parler, impertinence et humour. Un trimestriel de 116 pages d’articles et d’interviews, mais aussi de portfolios, tutos et coloriages décalés. |
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