LE TILT
De l’entreprise-providence à l’entreprise-prudence ?
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L’élection de Donald Trump vient consacrer le triomphe de la réaction, et la victoire du Backlash (retour de bâton), comme Gérald Baker, l’éditorialiste du Wall Street Journal, le résume de manière cinglante dans une adresse aux démocrates : « vous ne pouvez pas conduire le pays encore plus loin dans votre dystopie progressiste, aggravant nos divisions et sapant nos forces puis vous retourner et dire aux électeurs, désolé, c’est nous ou Hitler ». Le triomphe conservateur est un chamboule-tout, qui bouscule la politique, les institutions, mais aussi les stratégies des entreprises américaines, qui reculent et reviennent sur nombre d’engagements de ces dernières décennies. Back plutôt que forward donc !
Rapide flashback : de « woke is beautiful » à « go woke, go broke ! » (« Devenez woke, faites faillite »), comment en sommes-nous arrivés là ? Au démarrage de l’histoire, il y a la montée irrésistible de l’individualisation dans notre société. Nous sommes tous devenus progressivement des maniaco-narcissiques. Mais avec un socle commun qui nous liait et tenait encore en façade. Côté entreprise, le développement du phénomène « RSE » a ainsi aidé à tenir une position d’équilibriste, entre individualisme et esprit collectif. Puis nous avons basculé : l’individualisme a cédé le haut du podium à l’identité, le collectif aux communautés. Mais progressivement le vent a tourné. Comme Nietzsche annonçait la mort de Dieu, Larry Fink, le pape du capitalisme chez Black Rock, a sifflé la fin de la récré en déclarant la fin du « capitalisme woke ». Passée en quelques années de la 4ème place des entreprises préférées des Américains à la 77ème, Disney a revu sous la pression ses positions inclusives, considérées comme ultra-identitaires par les conservateurs, pour en revenir à… sa raison d’être. « Nous devons d’abord divertir. Il ne s’agit pas d’envoyer des messages », a déclaré son Président Bob Iger, convaincu de la nécessité que ça allait visiblement mieux en le disant. Après avoir mis en vente une gamme de produits aux couleurs LGBTQ+, les magasins Target ont subi une campagne ultra-violente de boycott (« N’achetez pas chez Target, à moins d’être gay ou pervers »), conduisant la marque à faire machine arrière. Les trumpistes brandissent désormais un nouveau slogan : « Go woke, go broke » visant à faire peur aux entreprises engagées dans une politique de Diversité, d’Égalité et d’Inclusion (DEI).
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Source : Axios
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Et en France : où en sommes-nous ? Le Backlash conservateur va-t-il imposer son tempo aux engagements des entreprises françaises ? Même s’il est moins puissant qu’aux États-Unis, il n’en est pas moins présent dans l’air et pourrait se nourrir de toute une série de tendances à l’œuvre dans notre société, obligeant l’entreprise à repenser son engagement. Revue des crises déjà visibles, potentiellement impactantes et à anticiper.
Horoscope des crises :
- Crise des élites : À l’image d’une partie de la gauche qui a misé sur une stratégie de polarisation parfois identitaire et la coupant d’une partie de sa base électorale, les dirigeants doivent plus que jamais veiller à ne pas s’enfermer culturellement dans des stratégies identitaires qui ne parlent pas forcément au plus grand nombre et pourraient les éloigner de leurs équipes… comme de leurs clients.
- Crise économique : En 2023, 71 % des entreprises françaises disposaient d’un budget dédié à la diversité, équité et inclusion et 25 % pensaient l’augmenter. Mais la crise risque de l’emporter. Quid des politiques en faveur des minorités ? Il faudra bien expliquer en interne les choix et les priorités.
- Crise sociale : Qui dit crise économique dit chômage en hausse. La peur de la perte d’emploi pourrait raviver les conflits pour les postes et la tentation de la masculinité. Attention aux tensions internes qui pourraient en découler.
- Crise politique : D’ici deux ans (maximum) les Français seront appelés à voter. Les entreprises se mobiliseront-elles pour appeler au vote comme certaines entreprises américaines ont pu le faire en novembre 2024 ? (Levi ’s, Foot Locker, Gap…). Bonne ou mauvaise idée ?
- Crise générale du débat : Peut-on faire l’impasse sur la question de l’identité et plus généralement du progrès en entreprise ? La formation des managers pour bien les préparer aux grandes questions sociétales qui pourraient leur être posées – à l’échelle des politiques de l’entreprise – feront la différence dans des moments de tension.
- Crise de la représentation : 40 % des Français ont voté en faveur de l’extrême droite aux Européennes. Il devient compliqué de créer un espace central, partagé de communication. Les directions marketing et communication joueront serrées, en interne comme en externe.
Depuis le début des années 2000, palliant les défaillances de l’État, l’entreprise s’est transformée en « entreprise-providence », tentant de répondre aux besoins sociaux et individuels des salariés (la crise Covid en a fourni de nombreux exemples, comme LVMH transformant ses usines de production de parfum pour fabriquer du gel hydroalcoolique, Air Liquide, PSA, Valeo et Schneider Electric réunissant leurs capacités de production avec l’objectif de produire 10 000 respirateurs en cinquante jours ou encore BNP Paribas faisant un don d’un million d’euros à l’Institut Pasteur pour mettre au point un vaccin…). Le nouveau contexte culturel, les nouvelles conditions politiques et la polarisation croissante des opinions créent des risques et fragilisent à l’évidence ce modèle. Ils pourraient contraindre les entreprises à revenir à leurs basiques et à se faire plus discrètes. Peut-être trop… Pour que l’entreprise n’opère pas un passage de l’entreprise-providence à l’entreprise-prudence (avec ses exagérations) ou pire, à l’entreprise-silence, qui abdiquerait toute forme de discours sur le commun (option suicidaire lorsqu’on sait que la communication a horreur du vide), il faut dès aujourd’hui se retrousser les manches et travailler de nouveaux récits dessinant un progrès 100 % commun pour les années à venir.
Chez Bona fidé, on est prêts à vous y aider !
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L’OBJET
Le jeu de société : du je au nous
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Les jeux de société devraient à nouveau figurer en bonne place parmi les meilleures ventes des cadeaux de Noël. Si la tendance n’est pas nouvelle, elle surprend par sa persistance et son ampleur. Depuis près de 10 ans, la popularité du jeu de société ne cesse de croître parmi les Français. Notre pays est désormais le premier marché européen du secteur avec un chiffre d’affaires évalué à plus d’un milliard d’euros et une croissance annuelle moyenne de 4 %.
Derrière ces chiffres, on assiste à un élargissement du profil des joueurs. De plus en plus d’adultes se (re)prennent au jeu, transformant le jeu de société en une activité qui dépasse les frontières du salon. Ils ont investi plus de 200 bars à jeux en France, majoritairement implantés dans les grandes villes. Ces établissements accueillent généralement des groupes d’amis en quête de moments de convivialité, renouant avec l’esprit des cafés où se jouaient autrefois tarot, belote et échecs. En parallèle, les soirées « jeux de société » organisées par les municipalités ou les associations se retrouvent régulièrement relayées par la presse quotidienne régionale : « Carton plein pour la soirée jeux de société organisée à la salle des fêtes de Brie » (Charente Libre, le 13 novembre), « À Lanrivoaré, la soirée jeux de société a réuni une cinquantaine de participants » (Le Télégramme, le 17 novembre).
Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer cet engouement partagé avec d’autres pays occidentaux. Tout d’abord, des tendances de fond : la quête d’interactions humaines et de moments de convivialité dans un monde de plus en plus numérisé et individualisé, conjuguée à la créativité des nouveaux éditeurs de jeux de société qui ont révolutionné l’offre. En 2022, pas moins de 1 500 nouveaux jeux sont arrivés sur le marché en France. D’autres raisons plus conjoncturelles sont liées au Covid et au besoin de s’occuper pendant les confinements, autrement qu’avec des écrans.
À y regarder de plus près, un autre phénomène attire notre attention : le développement des jeux de société immersifs et collaboratifs, dans lesquels les participants doivent unir leurs forces pour atteindre un objectif commun, plutôt que de jouer les uns contre les autres. Alors que les Français sont gagnés par un sentiment d’impuissance croissant face aux grands enjeux collectifs de notre siècle, ces jeux offrent le moyen de redéfinir les règles autour de nouvelles histoires partagées, où chacun se trouve investi d’un rôle défini, utile et reconnu par d’autres protagonistes bien réels autour de lui. Et si le boom des jeux de société traduisait autre chose qu’un besoin de divertissement et de convivialité ? Dans une société de plus en plus fragmentée, ils offrent des espaces où la coopération et la narration collective peuvent redonner du sens, du pouvoir et de la reconnaissance à chacun. Une manière de se réconcilier et de retrouver du commun.
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CULTURE CLUB
Les institutions invisibles,
Pierre Rosanvallon
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Dans Les institutions invisibles (Seuil, octobre 2024), Pierre Rosanvallon poursuit ses réflexions sur le lien social. Après Les épreuves de la vie : comprendre autrement les Français (Seuil, août 2021), il scrute cette fois ce qui structure la Démocratie et qu’on ne voit pas : les institutions intangibles que sont la confiance (essentielle aux relations sociales), l’autorité (qui permet d’incarner et de porter un collectif) et la légitimité (qui soude le pouvoir par la base et non par la loi). Cette conviction du rôle du lien social dans la cohésion du pays et dans la promesse de la République est une préoccupation croissante, à l’image de nouveaux concepts comme la politique publique de Reconnaissance du politologue et écrivain Rachid Benzine.
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Sans rendre des comptes ni représenter la société telle qu’elle est, le commun s’abîme et le système démocratique avec lui. À lire !
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Magali PAYEN est la fondatrice du mouvement écologiste On est Prêt (qui avait mobilisé pour l’Affaire du Siècle, mobilisation visant à condamner l’État pour inaction climatique), et de la société de production et de conseil Imagine 2050 qui accompagne les leaders culturels dans leur transition écologique par les nouveaux récits.
Comment fabrique-t-on de nouveaux récits au service de la transition écologique ? Quels sont-ils ?
Pour créer des récits au service de la transition écologique, partons du réel : les limites planétaires (climat, biodiversité, pollution, etc.). Franchir ces limites nous fait quitter la « zone sûre » pour la vie humaine. En y intégrant un plancher social pour garantir des conditions de vie décentes pour tous, on obtient la théorie du Donut de Kate Raworth. Comme certains seuils sont déjà dépassés, l’adaptation et la résilience deviennent essentielles, de même que l’entraide et de nouvelles formes de gouvernance.
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Pour Michel-Ange, « la créativité naît de la contrainte ». C’est dans ce cadre que l’on doit imaginer ces nouveaux récits, en se demandant : à quoi ressemblerait le monde, dans le meilleur des cas ? À quoi ressemblerait chaque territoire, avec ses spécificités propres ? L’économiste Eloi Laurent propose par exemple de remplacer le PIB par des indicateurs de « vie en pleine santé ». Si la société vise la santé plutôt que la consommation, de nouvelles questions émergent : qu’est-ce qu’une vie réussie ? Qu’est-ce que le bonheur ?
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Crédits : Natalia Kovachevski
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Avec quels outils travaillez-vous pour les construire ?
Afin d’appliquer la théorie du Donut, je travaille avec des scientifiques (sociologues, psychologues…) et des prospectivistes. L’enjeu est de construire un programme de société qui anticipe les risques de mal adaptation, et de faire un aller-retour entre présent et futur pour éclairer nos actions. Afin de créer un projet de société réaliste, acceptable et enthousiasmant, le meilleur outil que je connaisse est celui des conventions citoyennes, telles que la Convention citoyenne pour le climat et ses 150 citoyens tirés au sort.
Parmi les outils qu’on utilise chez Imagine 2050, nous organisons la conférence Imagine 2050 qui fait un état à date des scénarios prospectifs, nous proposons les diverses fresques et des ateliers de design fiction, de la formation… et notre MOOC Imagine 2050. Côté On est prêt, les résidences « déclics » pour les influenceurs les accompagnent pour transformer leurs pratiques. C’est pourquoi nous les déployons à d’autres secteurs.
Comment expliquez-vous le switch des dirigeants et des acteurs culturels en la matière ? Comment provoquer le désir d’agir ?
L’enjeu n’est pas d’agir, mais d’agir de la bonne manière. Sinon (et parfois) il vaut mieux ne pas agir du tout ! Nous observons des switch dans les 2 sens : des prises de conscience, mais aussi du scepticisme. Plus les challenges vont augmenter et plus la peur risque de se transformer en panique, et notre capacité de réflexion et de co-construction risquent de diminuer. Il commence à y avoir des études en ce sens (dont l’étude de Parlons climat sur les climato-scepticismes). Il y a un énorme enjeu à nous outiller psychologiquement. À réguler la peur.
Avec On est prêt, nous avons sorti un programme « Tu flippes ? Prendre soin de soi pour prendre soin du monde ». Je suis convaincue que les sciences humaines, dont la psychologie cognitive, détiennent la clef du changement. Si je travaille principalement avec les leaders culturels (artistes, influenceurs, groupes audiovisuels, éditeurs de jeux vidéo, radio, livres, journalistes, publicitaires…) c’est parce qu’ils ont cette capacité à émouvoir, à toucher massivement, à nourrir nos désirs et nos imaginaires.
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LES IDÉES ANTI PRÊT-À-PENSER®
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La conversation, « une forme de résistance » au populisme ?
Déjà en février dernier, le 1 hebdo avait consacré une édition à l’épidémie de solitude observée dans plusieurs pays occidentaux, en insistant sur un paradoxe clé : la communication est partout et la rencontre est pourtant de plus en plus rare. Le co-directeur de la Fondation Jean-Jaurès Jérémie Peltier alertait déjà en 2023 sur ce nouveau phénomène et évoque aujourd’hui une société de l’absence.
En cette fin d’année 2024, ce constat résonne d’autant plus fort et appelle à la vigilance en raison de ses répercussions politiques. Dans son dernier livre L’Amérique face à ses fractures (Tallandier), Amy Greene relève que plus de 50 % des Américains déclarent ressentir une solitude importante. Dans une tribune aux Echos, l’économiste Yann Algan analyse l’impact de la solitude, qui « donne une place beaucoup plus importante aux affects, aux émotions et en particulier à la colère dans nos votes ». Et les candidats populistes sont pour l’instant les seuls à comprendre et parler à l’électeur émotionnel.
Alors, la cause est-elle perdue avant nos propres échéances politiques ? Rassurez-vous, pas besoin d’aller aussi loin que dans le film de Michel Leclerc, Le Nom des Gens, où une jeune femme de gauche couche avec ses pires ennemis de droite. Pour le sociologue David le Breton, il suffit de se parler : « une forme de résistance » nécessaire pour « retrouver la confiance dans le fait d’être ensemble ». Une initiative concrète ? Celle de Brut et de La Croix, deux médias aux cibles et formats radicalement différents, mais qui portent ensemble le projet « Faut qu’on parle ». Une forme de speed-dating, où l’on discute pendant 1 h à 2 h avec quelqu’un qui n’est pas d’accord avec soi. Un concept simpliste qui apparaît aujourd’hui presque comme radical. Le premier rassemblement, qui a eu lieu dimanche 23 novembre, a rassemblé près de 6 000 personnes.
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Crédits : Faut qu’on parle – Brut
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Réseaux sociaux : la fin d’une ère, le début d’un nouvel usage
En 2004, Facebook connectait des milliards de personnes à travers le monde. Vingt ans plus tard, ironie du sort : les jeunes de 20 ans ont déserté cette plateforme pour lui préférer les messageries instantanées privées. Dans le « cosyweb » ou « web pyjama », les jeunes échangent sur des centres d’intérêts communs — loin des algorithmes intrusifs. Ce nouveau web mise sur la proximité et la convivialité. Résultat : l’internet se fragmente et ce sont les communautés de niche qui en profitent, à l’image de Ravelry (pour les passionnés de tricot), Letterboxd (de cinéma) ou Goodreads (de littérature). Une tendance à l’entre-soi numérique chez les jeunes, que certaines entreprises ont déjà préemptée !
« Pour les réseaux sociaux, la fin d’un règne ? », Morgane Tual, Le Monde, 6/10/2024.
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L’OEIL DU DOCTEUR JEQUIER
Entreprises : de l’engagement à la neutralité ?
Au sein d’une opinion polarisée, l’engagement des entreprises s’avère de plus en plus compliqué, et risqué. Tel est l’un des grands enseignements de notre étude Institut Bona fidé/Arthur Hunt, réalisée auprès des salariés sur leur perception de la démocratie en entreprise, et qui fait émerger une demande nettement majoritaire de neutralité.
Dans un contexte où 39 % des salariés français ont voté pour le RN au premier tour des élections législatives, l’engagement de certaines entreprises en faveur du Front Républicain suscite une opposition dominante. 57 % des salariés français jugent ainsi que les entreprises françaises qui ont appelé en juin dernier au front républicain face au RN ne « sont pas dans leur rôle ». Plus globalement, une majorité absolue de salariés (52 %) estime que l’entreprise ne doit pas prendre position dans le débat public sur les grands sujets de société. Plus de 70 % des salariés seniors et des sympathisants du centre, de droite et d’extrême droite désapprouvent le principe d’un engagement public des entreprises quand, à l’inverse, deux tiers des jeunes salariés et des électeurs de gauche l’approuvent. Une illustration de la difficulté croissante à trouver des espaces de communication et d’engagement consensuels.
Carrefour vient d’en faire l’expérience. En s’engageant à ne pas distribuer de viande issue du Mercosur, l’enseigne a pris une position, de fait, largement rassembleuse et gagnante dans l’opinion publique française. 84 % des électeurs du RN, 79 % de ceux d’Ensemble, 77 % de ceux du NFP et 76 % de ceux de droite se disent en effet opposés à l’accord de libre-échange entre l’UE et le Mercosur. Mais perdante sur d’autres marchés… Face aux menaces de boycott au Brésil, l’entreprise a dû y présenter « ses excuses » en plaidant « l’erreur de communication ».
Retrouvez l’intégralité de l’étude Institut Bona fidé/Arthur Hunt sur les salariés et la démocratie en entreprise : De la démocratie en entreprise : le regard et les attentes des salariés français — Bona fidé
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