The sound of silence. C’est littéralement ce qu’ont pu capter et analyser deux journalistes du New York Times au milieu du mois de mars 2020, sur la base des données enregistrées par des micros installés au croisement de Lafayette et d’East Fourth Street, deux rues habituellement très bruyantes de Manhattan, cœur battant de la ville de New York. Comparant les « bandes son » de « l’avant » et de « l’après », Quoctrung Bui et Emily Badger ont abouti au constat que « depuis la mi-mars, tous les sons habituels du Lower Manhattan – klaxons de voiture, bavardages au ralenti et grondements fréquents du métro en contrebas – ont été remplacés par le faible bourdonnement du vent et des oiseaux. »
Aucune métropole mondiale n’a échappé au phénomène. Mais tandis que les citadins des grandes villes faisaient, partout dans le monde, l’expérience sidérante de rues devenues muettes, les intérieurs, eux, bruissaient de bruits pas si nouveaux, mais comme amplifiés par le silence inédit de l’espace public : celui des sonneries de téléphone. On le croyait tombé en désuétude, mais confinement oblige, le traditionnel « coup de fil » – hantise présumée des nouvelles générations selon de nombreuses études – a retrouvé ses lettres de noblesse durant la pandémie. Selon Fabienne Dulac, Directrice générale d’Orange France, interrogée par Ouest-France en mai 2020, le confinement aurait provoqué « une explosion du trafic voix sur mobile ». Lors des deux premiers jours ayant suivi le discours d’Emmanuel Macron annonçant les mesures d’urgence à prendre face à la pandémie – les 16 et 17 Mars derniers – ce chiffre aurait carrément doublé. Toutes générations confondues.
Une puissance d’incarnation
Ainsi, au moment où un pays entier apprenait qu’il serait forcé de composer avec la distanciation sociale, l’éloignement forcé d’avec ses proches – et ce pour une période indéterminée – entendre la voix de l’autre est apparu comme la meilleure manière de rétablir le contact. Questionner ce phénomène, c’est se plonger dans les racines profondes de notre subjectivité et de la manière dont celle-ci interagit avec le monde extérieur. Comme le rappelle le philosophe et linguiste Jacques Derrida dans sa Grammatologie (1967), le son « détient un étrange privilège » dans la co-présence à soi et aux autres du sujet. Citant un autre grand philosophe, Friedrich Hegel, Jacques Derrida ajoute qu’il est « ce mouvement idéal, par lequel, dirait-on, se manifeste la simple subjectivité, l’âme du corps résonnant, l’oreille le perçoit de la même manière théorique que celle dont l’œil perçoit la couleur ou la forme, l’intériorité de l’objet devenant ainsi celle du sujet lui-même » (Esthétique, III).
Contrairement à l’écrit, la voix dépasse ainsi la simple formulation d’un raisonnement ou d’un état d’esprit. Elle est force d’incarnation, elle donne chair à la pensée tout en manifestant immédiatement la singularité intrinsèque à chaque sujet. « La voix n’est jamais générale », rappelle également la philosophe Adèle Von Reeth, « elle est toujours une, celle du poète qui s’incarne dans la métaphore, celle du citoyen qui existe dans le bulletin de vote, celle de la raison qui commande l’agir, celles, au pluriel, du schizophrène qui ne s’entend même plus. La voix est autant la parole que le chant, le rythme que la mélodie, cette rencontre entre le corps et l’esprit qui peuvent enfin dire « moi » sans lui donner de contour. »
Durant la première phase de confinement, notre rapport à un simple coup de téléphone est devenu, pour ainsi dire, dialectique : il était autant un moyen de redonner chair à l’autre – malgré l’éloignement – que de s’engager, par l’échange de sons, dans un mouvement de réaffirmation de soi – au moment où tous les repères qui stabilisent habituellement le “moi” étaient chamboulés.
La voix, « nouvelle application cool de 2020 » ?
Même s’il se matérialise sous d’autres formes que le coup de téléphone, ce primat accordé à la voix semble avoir survécu à ces premières semaines traumatisantes. Comme pour d’autres phénomènes, l’épidémie de Covid-19 semble plutôt avoir confirmé une tendance déjà latente à la réincarnation des interactions, dans un monde qu’on avait peut-être un peu tôt marqué au sceau de la virtualisation généralisée. « Voice became the cool new app in 2020 », commentait récemment avec humour sur CNN Chris Sambar, vice-président d’AT&T. « Montez dans un métro à Pékin et vous verrez tout le monde crier dans son téléphone par intermittence, comme s’ils avaient des talkies-walkies », rapporte de son côté un journaliste américain sur Quartz, cité par la journaliste Annabelle Laurent pour 20 minutes. Les Chinois seraient ainsi 90% à utiliser le message audio sur le principal réseau social du pays, WeChat.
Selon l’anthropologue Xinyuan Wang, cité par l’article, cet engouement s’explique en partie par la complexité des caractères chinois, mais pas seulement. Dans une société où une grande partie de la force de travail est soumise à des mouvements pendulaires saisonniers pour trouver un travail, le message audio est majoritairement utilisé dans la sphère privée pour maintenir le lien avec les proches, malgré l’éloignement contraint.
Mais la tendance monte également en Europe, particulièrement chez les jeunes générations. « J’adooooore les notes vocales», témoigne une jeune femme pour l’édition britannique du Huffington Post. « Surtout si j’ai quelque chose de long à dire. J’adore quand les gens les renvoient, je n’ai pas besoin de lire, seulement à écouter. Je ne dirais pas “comment allez-vous ?” avec une note vocale, mais vous savez, quand vous avez une longue histoire à raconter, c’est top ! » Contrairement à l’écrit, note la journaliste de l’article, « les notes vocales n’ont pas besoin d’être bien articulées – d’après mon expérience, les gens envoient une sorte de « flux de conscience », rempli de rires, de pauses et de distractions.” Le message vocal apparaît ainsi comme un nouveau mode de narration de soi plus incarné mais aussi plus spontané et plus décomplexé, car moins soumis aux contraintes de l’écrit.
Maîtriser son discours et son image
On en arrive ainsi au dernier point qui justifie son monstrueux succès : le sentiment de maîtrise de notre discours qu’il nous offre. Le message audio offre une nouvelle liberté dans l’expression, un espace d’articulation du discours dégagé de toute contrainte et de toute pression, tout en renforçant le sentiment de proximité avec l’interlocuteur. Car ces petites bandes sonores – lorsqu’elles ne se transforment pas en monologues intérieurs égocentrés – impliquent la même réciprocité qu’une conversation lambda. Autant d’avantages qui laissent à penser que la voix a vocation à supplanter l’écrit dans la hiérarchie des modes d’expression privilégiés par les plus jeunes. Cela se fera-t-il au détriment de la qualité du discours formulé ou de la conversation engagée ? Pas nécessairement. Après tout, comme le disait Nietzsche, “Socrate était celui qui n’écrivait pas”. A bon entendeur…
Elena SCAPPATICCI